An-chan à la rescousse !

L'évidente qui avait submergé Yuya fit mal au cœur tendre de Seishiro mais en plein milieu de la cafétéria, il ne pouvait guère prendre son cadet dans ses bras, au risque que les autres élèves et même les professeurs se méprennent et se mettent à colporter des ragots. Il se contenta donc de poser une main réconfortante sur son épaule. Il ne pouvait pas vraiment comprendre ce que ressentait son protégé, mais il imaginait ce que lui-même ressentirait dans des circonstances semblables. De la peur, de l'incertitude, de la douleur...

- Mange, Yuya-kun. Tu vas devoir m'aider cet après-midi. Je vais avoir besoin de ta volonté pour épauler la mienne, dis-je en mangeant de bon appétit.

Après le déjeuner, le jeune professeur demanda à son cadet de le pousser jusqu'à l'extérieur de l'université en direction du métro pour se rendre à l'hôpital. Pendant le trajet, Seishiro en profita pour briefer un peu son jeune accompagnateur.

- N'aie pas peur si tu me vois faire des têtes étranges. Quand je lutte pour essayer de marcher, je souffre et c'est pour ça que je... Ecoute, je ne te demanderais rien de plus que de m'encourager pendant la séance. J'ai tendance à me décourager, alors il faudra que tu sois ma volonté par tes encouragements.

Yuya entendait les étudiants parler autours d’eux dans un brouhaha ininterrompu, mais la douleur qui le submergeait le coupait du monde. Il se sentait plonger de plus en plus dans ses ténèbres intérieures, comme s’il cherchait l’âme de Yukio qu’il ne trouvait nulle part. Il n’avait rien à quoi se raccrocher et se sentait glisser toujours plus vers le fond obscur et douloureux. Que quelqu’un vienne le sauver, priait-il, même s’il n’était pas croyant.

Une main qui se posa sur son épaule le fit revenir brusquement à la réalité, le faisant violemment sursauter. Ses yeux voilés d’incompréhension et de douleur, bordés de perles cristallines, s’accrochèrent au regard du professeur alors que son cœur se calmait peu à peu. Sei mangeait de bon cœur, Yuya consentit à manger un peu, même si l’envie n’était pas là.

A la fin du déjeuner, Yuya reprit sa place derrière le fauteuil du professeur pour le pousser, se demandant où il allait l’emmener cette fois. Il suivait ses instructions, empruntant le métro, et continuant… Jusqu’à l’hôpital. Il avait aussi écouté ce que lui avait raconté Sei, il lui avait dit qu’il allait souffrir et qu’il allait avoir besoin d’encouragements. Allait-il pouvoir l’aider ? Lui qui se sentait si vide et si minable en cet instant ?

« Ca a l’air… Vraiment difficile… » Il ne savait pas quoi lui dire de plus, ayant du mal à s’imaginer ce qu’il allait devoir faire.

Seishiro avait bien compris que son jeune protégé était complètement perdu et bien qu'il ne puisse deviner quels pouvaient bien être ses tourments intérieurs, il était presque sûr qu'ils avaient un rapport avec ce Yukio dont il disait sans cesse qu'il avait disparu. Ne pouvant l'aider à ce sujet pour le moment car il devait vraiment aller à l'hôpital, il ne lui en parla pas mais se promit de téléphoner à son ami Yuichi qui était inspecteur de police. Lui aurait peut-être une idée brillante pour retrouver le disparu.

A leur arrivée à l'hôpital, le jeune homme indiqua un couloir à Yuya qui le poussait toujours, montrant ainsi qu'il était un habitué des lieux. Avant de passer la double porte battante, il se tourna vers son compagnon :

- Yuya-kun... Je crois savoir ce qui te tracasse et te rend morose mais j'ai eu une idée dont je te parlerais tout à l'heure. Pour le moment, s'il te plait, essaye juste de te concentrer sur moi si ça ne t'ennuie pas. J'ai besoin de toi, d'accord ?

Le professeur posa sa main sur la sienne pour le tranquilliser au moins un peu et les fit passer dans le pôle rééducation du complexe. A leur arriver, un médecin d'un certain âge se tourna vers eux en souriant.

- Oh vous êtes accompagné aujourd'hui, Aizawa-san.
- Oui, je vous présente mon cousin Yuya. Il reste chez moi quelques temps et je lui ai demandé de me prêter sa volonté pour la séance.
- Je vois. Dans ce cas, que diriez-vous de nous y mettre immédiatement ?

Seishiro hocha la tête, mais on pouvait sentir au soudain ralentissement de ses gestes, qu'il ne mourrait pas d'envie de s'atteler aux barres parallèles qui lui faisaient face. Pourtant, comme il le devait bien, il rapprocha son fauteuil au plus près de ce qu'il surnommait "l'engin de torture" et le médecin prit Yuya par les épaules pour le piloter vers l'autre extrémité des barres.

- Restez donc ici, jeune homme. Vous pourrez encourager votre cousin. (il s'adressa ensuite à son patient) Allez Aizawa-san. Montrez à votre cousin que vous pouvez y arriver.

Le professeur ne répondit pas car il était déjà concentré sur l'effort à faire pour se lever de son fauteuil. Ses bras était tendus à l'extrême, ses dents serrées et son souffle s'était quelque peu précipité, mais après plusieurs minutes d'efforts, il parvint à se mettre debout pour appuyer ses bras sur les deux longues barres de bois. Le plus dur restait à faire et il leva les yeux pour regarder Yuya au lieu de ses pieds.

Yuya, toujours perdu dans ses pensées, se laissait guider dans les couloirs de l’hôpital. Le professeur semblait connaître les moindres recoins par cœur, il devait venir souvent par ici, d’ailleurs il venait ici combien de fois par semaines ? Il allait pouvoir remarcher un jour grâce à tous ses efforts ? Le jeune homme se sentait mal à l’aise ici, dans ce bâtiment, l’hôpital n’avait jamais fait partie de ses lieux préférés. Et d’ailleurs, il se demandait la raison pour laquelle Sei avait tellement tenu à ce qu’il soit là. Il avait dit qu’il allait l’aider et le motiver… Mais comment sa présence pourrait avoir un quelconque effet sur sa motivation ? Il n’était qu’un inconnu qu’il avait recueilli la veille. Mais apparemment il avait besoin de lui… Alors soit…

« Je… Je vais essayer… »

Le contact de la main du professeur sur la sienne le tranquillisa un peu, mais il ne se sentait pas à sa place ici, à voir les autres patients souffrir et faire des efforts qui lui semblaient incommensurables, sans vraiment de résultats, alors que lui était en parfaite santé. Peut-être allaient-ils penser qu’il était là pour se moquer d’eux. Mais sa présence ne semblait pas déranger le médecin, peut-être parce que Sei l’avait une nouvelle fois passé pour son cousin… Pourquoi encore son cousin d’ailleurs ? Il ne devait pas y avoir d’étudiantes en chaleur ici non ? Mah il lui poserait peut-être la question plus tard.

Bizarrement, l’atmosphère sembla changer, l’enthousiasme du professeur fondait comme glace au soleil, il semblait s’approcher à reculons des barres qui leur faisait face. Mais avant qu’il ne puisse poser la moindre question, le médecin entraîna Yuya à l’autre bout, le poussant par les épaules. Il observa alors Sei s’acharner à se lever de son fauteuil, il semblait avoir tellement de mal, mais il parvint à se mettre debout, à la force de ses bras. Yuya se sentait mal pour lui. Pourquoi s’infligeait-il ça ?

Quand Sei releva les yeux pour les plonger dans ceux de Yuya, ce dernier se retrouva incapable de détourner les siens, comme s’il se retrouvait happé par son regard. Courage Sei…

De grosses gouttes de sueur perlent sur le front du professeur alors qu'il raidit les bras, luttant pour ne pas retomber.

- Bien, vous voyez que vous pouvez le faire. Maintenant, avancez une jambe, l'encourage son thérapeute.

Ca, c'était le plus difficile. Se relever allait encore à peu près, mais ses traîtresses de jambes ne lui obéissaient que quand elles en avaient envie. Et ça ne coïncidait pas toujours avec le moment où lui le voulait.
Il sent sans le regarder, que Yuya a les yeux rivés sur lui, qu'il retient son souffle et l'encourage mentalement. Il ne pouvait pas le décevoir.
Sa concentration était visible, palpable même, dans ses bras tendus à se rompre, son souffle presque suspendu, son cœur battant à en exploser, ses dents serrées à se les casser. Le temps sembla ralentir et suspendre sa course inexorable, alors que, millimètre par millimètre, le pied droit de Seishiro glissait vers l'avant sur le linoléum fatigué. Toujours douloureusement appuyé sur ses mains, il avança celles-ci d'autant, puis fit laborieusement glisser son pied gauche. Il sentait ses bras commencer à trembler et savait que ça annonçait une nouvelle chute, imminente. Il ne se trompait pas : lorsqu'il essaya à nouveau d'avancer le pied droit, le tremblement devint si fort, qu'ils l'abandonnèrent et le professeur tomba de nouveau à terre entre les barres, exténué. Son cœur cogne si fort dans sa poitrine que s'en étaot douloureux ; ses mains, ses bras, qu'il avait contractés à l'extrême, lui faisaient mal et son souffle, qu'il avait retenu malgré lui, rendait sa respiration sifflante en revenant trouver sa place dans ses poumons. Comme d'habitude, il n'avait fait que deux pas. Deux misérables petits pas, avant de s'effondrer. Il en aurait d'autant hurlé de rage et de frustration que tout s'était produit devant son protégé... mais il n'en avait même plus la force et il ne voulait pas effrayer Yuya.

- Désolé, Yu'... Je n'ai pas réussi... souffla-t-il, honteux.
- Je sais que vous n'avez pas l'impression de progresser, Aizawa-san, pourtant je vus assure que c'est le cas, lui dit alors le médecin en rapprochant son fauteuil, estimant visiblement que c'était assez pour le moment.
- Ne vous moquez pas de moi, sensei, je m'effondre sans arrêt.
- Oui, vous tombez, mais vous vous relevez et vous avancez et c'est le plus important. Ca ne servirait rien de chercher à aller trop vite.
- Sans aller trop vite, j'aimerais juste réussir à aller au bout de ces fichues barres ! rétorqua Seishiro en reprenant place dans son fauteuil avec soulagement.
- Ca viendra, l'assure son thérapeute, avant de se tourner vers le témoin de la scène : Vous pouvez reconduire votre cousin chez lui, jeune homme. Il a besoin de repos. Aizawa-san, je vous revois vendredi.

Sur ces mots, le praticien quitta la pièce, laissant seuls les deux jeunes hommes.

- Je t'ai offert un bien pitoyable spectacle, Yu'... J'étais pourtant certain d'y arriver cette fois. J'étais sûr qu'avec toi pour me regarder, je réussirais enfin l'exercice. Mais j'ai de nouveau échoué lamentablement...

Yuya retenait son souffle en regardant le professeur essayer de marcher, se tenant aux barres. Ca avait l’air tellement difficile de faire une chose qui était pourtant si simple pour lui, d’avancer son pied pour marcher… Pour Sei c’était une tâche insurmontable. Le jeune homme en était choqué et ne trouvait rien à dire, pas même un mot pour l’encourager. Lorsqu’il s’affala sur le sol, Yuya se figea encore plus, presque effrayé de le voir si mal, si épuisé et frustré. Sa présence sembla même être un poids de plus sur le coup, comme si Sei était encore plus honteux de se montrer ainsi devant lui. Mais c’était lui qui était inutile, sa présence n’avait rien pu lui apporter.

Lorsque le praticien lui adressa la parole, Yuya ne put qu’acquiescer d’un mouvement de tête, n’osant pas répondre de vive voix. Il approcha alors timidement du professeur, ne sachant pas comment réagir, son cœur lui faisant mal. De nouveau, le professeur se rabaissait, il semblait se trouver lamentable alors qu’il avait fait tant d’efforts. N’y tenant plus, Yuya ne chercha plus à retenir ses larmes alors qu’il entourait le professeur de ses bras, pleurant contre lui.

« Ce n’est ni lamentable, ni pitoyable… Ca a l’air tellement difficile et pourtant tu essaies quand même, tu n’abandonnes pas… C’est injuste que ça te soit arrivé à toi… »

Un pauvre sourire fleurit sur les lèvres du professeur épuisé.

- Ce n'est pas plus injuste pour moi que pour n'importe qui d'autre tu sais... Mais je ne désespère pas. Je finirais par y arriver.
- C'est exactement le bon état d'esprit, Aizawa-san. Maintenant que vous voyez les choses de façon positive, il est certain que vous progresserez plus rapidement.
- Je l'espère sensei.
- Je vous laisse. Revenez la semaine prochaine. Avec votre cousin si vous le souhaitez.

Seishiro hocha la tête et regarda de nouveau Yukio.

- Tu peux me pousser à l'extérieur ? Je n'ai plus aucune force dans les bras et il faut aller faire des courses, le frigo est vide.