Un soir d'orage

Il faisait lourd depuis plusieurs jours, le temps était à l'orage mais celui-ci n'éclatait jamais, donc rien ne venait rafraichir l'atmosphère et Shu, qui était dehors depuis le matin pour raisons personnelles, ne demandait rien de mieux qu'un endroit non bondé, où il ferait frais et où il pourrait boire en charmante compagnie. Les clubs d'hôtes étaient nombreux à Kyoto, mais la majeure partie étaient toujours pleins à craquer et il fallait toujours attendre longtemps avant que l'un des charmants jeunes hommes qui y travaillaient (souvent pas celui qu'on voulait) puisse se libérer. Or, ce soir, il n'avait pas la moindre envie d'attendre, la chaleur l'avait assez agacé comme ça. Ses pas finirent par le porter jusqu'au Papillon Rouge, un club dans lequel il n'était jamais entré mais qui paraissait moins bondé que son concurrent d'en face. Il se dirigea donc vers l'entrée, mais l'un des rabatteurs stationné devant l'arrêta.

- Désolé, petit, mais c'est pour les adultes ici. La salle d'arcade est deux rues plus loin.
- Je suis majeur depuis deux ans, répliqua fermement Shu, pas vraiment d'humeur à supporter des remarques à peine voilées sur sa taille.

La réponse les fit éclater de rire son collègue et lui et le jeune homme lutta contre lui-même pour ne pas leur mettre son poing dans la figure, ce qui n'était vraiment pas le meilleur moyen pour entrer. Il se résolut donc à sortir sa pièce d'identité et leur colla sous le nez. Fausse pièce d'identité évidemment, son nom de famille était trop connu du milieu de la pègre et des citoyens en général, pour qu'il prenne le risque de montrer la vraie.

- Satisfaits ? fit-il en contenant avec peine son agacement grandissant. Je peux entrer maintenant ?

Les deux hommes s'excusèrent et s'effacèrent pour le laisser passer. Sans leur accorder un regard supplémentaire, Shu poussa les portes battantes et entra dans une atmosphère feutrée plutôt agréable. L'homme derrière un petit comptoir, le fixa d'un air stupéfait. C'était reparti. Mais Shu n'était vraiment plus d'assez bonne humeur pour supporter cet examen incrédule une fois de plus.

- Bonsoir. Oui vos collègues a l'extérieur ont fait leur boulot, je suis majeur depuis deux ans, dit-il avant de le laisser prononcer un mot. Maintenant est ce que je peux vous demander de me trouver quelqu'un pour me tenir compagnie ou faut-il que j'aille ailleurs ?

L'agacement avait pris le pas sur sa politesse, mais Shu en avait vraiment plus qu'assez que sa taille (à laquelle il ne pouvait rien) le fasse toujours passer pour un gamin. Ca couplé à la chaleur, ça ne contribuait pas franchement à le rendre agréable.

- Bien sûr, cher client, désolé de mon impolitesse, dit l'homme. Avez-vous déjà fais votre choix ou puis-je vous proposer quelqu'un ?
- Qui vous voulez, mais pas une femme.
- Dans ce cas, que diriez-vous de Yurio-kun ? Il est nouveau et c'est son premier soir mais… je pense que vous pourriez trouver sa compagnie agréable.

Shu haussa les épaules d'un air blasé, ce qui, en langage Shibasakien, voulait clairement dire "je viens de vous dire qui vous voulez, qu'est ce que vous n'avez pas compris dans ma phrase ?".

- Bien, dans ce cas, je vais vous prier de me suivre, je vais vous installer à une table et prévenir Yurio-kun que vous le demandez.

Sans rien ajouter, le jeune homme lui emboita le pas et en profita pour observer un peu le décor. Tout était plutôt sobre pour un établissement de ce genre. Il s'attendait à des dorures et du velours rouge bien clinquant et limite vulgaire, mais ce n'était pas du tout le cas ici. Peut-être avait-il bien fait d'entrer.

- En attendant, permettez-moi de vous proposer un rafraichissement, offert par la maison.
- Bonne idée. Donnez-moi donc un cocktail. N'importe lequel.
- Très bien monsieur. Yurio-kun vous l'apportera lui-même dans quelques minutes.

Sur ces mots, il s'éloigna rapidement, laissant Shu seul avec ses pensées. A quoi pouvait bien ressembler le Yurio (un nom de scène probablement) en question ? Un complet débutant, voilà qui serait aussi rafraichissant que le cocktail qu'il venait de commander. En ce qui le concernait, il avait déjà prévu de donner son nom d'emprunt si jamais l'hôte le lui demandait : Suzuki Shinobu.

Quelle idée avait-il eue de croire que ce qu’avait dit le jeune homme qu'il avait rencontré quelques jours plus tôt était vrai ? Comment pouvait-il réellement croire que le métier d'hôte était fait pour lui ? Ah oui, il se rappelait pourquoi il l'avait suivi , le salaire était plutôt bon selon ses dires et Yukio avait besoin d'argent pour aider ses parents. Et selon les dires de certains, il allait avoir un certain succès « avec sa bouille kawaii et sa mignonitude innocente »… bien qu'il ne comprenne pas trop ce qu'ils voulaient dire par là. Il avait reçu comme conseil d'agir comme il agissait comme habituellement, qu'ils n'en auraient que plus envie encore de le croquer, mais là encore il ne comprit pas tout. Mais s'il suffisait d'agir normalement, ce travail ne devait pas être trop compliqué, enfin il l’espérait.

Mais à quelques instants de son premiers grand soir, Yukio était loin d'être rassuré. Dans les vestiaires du club, il était installé dans un des canapés de la salle, à jouer avec une boule de poils adorable, son chien Suishou. Il ne savait pas s'il avait vraiment le droit de l'emmener, mais il n'avait pas eu envie de le laisser seul toute la soirée chez lui, et puis sa présence le rassurait. Le reste de la soirée, le chiot resterait dans son panier avec son jouet, ce n'était pas un chien trop remuant. Il le laissa alors quelques instants, le temps de s'habiller. Le club lui avait fourni un costume clair et une chemise blanche à sa taille qu'il devait mettre, chose dans laquelle il se sentait mal à l'aise. Les habits lui allaient bien et semblait être de bonne facture, sans doute valaient-ils cher. La chose qui le dérouta le plus et avec laquelle il se battit un moment fut… La cravate. Il en fut sauvé lorsqu'un de ses collègues, sans doute, lui indiqua qu'il n'était pas obligé de la mettre. Soulagement.

A présent paré de son costume clair, de sa chemise d'un blanc immaculé, dont les premiers boutons étaient restés défaits ce qui laissait apercevoir par moment un pendentif en forme d'ange qu'il ne quittait jamais, Yukio retourna sur le canapé pour quelques dernières papouilles à la petite boule de poils. La porte des vestiaires s'ouvrit alors sur un de ses nouveaux collègues qui lui indiqua qu'un client l'attendait. Un client… son tout premier… Yukio se demanda à quoi il pouvait bien ressembler.

« Sois sage Suishou… Je dois aller travailler alors reste là à jouer tranquille et ne fais pas de bêtises hein. » Le chiot lui répondit d'une léchouille sur le nez, ce qui fit rire le jeune homme.

Laissant le chiot dans son panier, il se rendit alors dans l'espace réservé au personnel, espérant avoir un peu plus de consignes ou de conseils avant d'être jeté dans le grand bain. La seule chose qu'on lui eu dit alors était d'emmener le plateau qu'il venait d'avoir dans les mains à une certain box où se trouvait son client. Sur le plateau se trouvaient deux verres d'un cocktail aux couleurs chatoyantes dont il ne connaissait pas le nom.

Les mains légèrement tremblantes, Yukio se concentra pour ne pas renverser les verres sur le plateau, la langue coincée entre les dents, signe de sa grande concentration. Il zigzagua entre les tables pour atteindre sa destination, enfin il espérait ne pas s'être trompé. Il tomba sur un jeune homme plutôt mignon, et petit, qui semblait vraiment jeune. Les adolescents pouvaient entrer dans ce club ? Etait-ce vraiment lui son client ? Il regarda autours pour vérifier qu'il ne s'était pas trompé de box. Mais à priori non…

«  Ano… Konbanwa… Je suis Yurio. Soyez le bienvenu au Papillon Rouge. C'est avec moi que vous allez passer la soirée si cela vous convient. » Une phrase d'introduction qu'on lui avait apprise et qu'il récita avec un joli sourire en se penchant pour saluer son client, manquant de renverser le plateau et les cocktails. «  Aaaah. » Il rattrapa sa bêtise de justesse et se hâta de poser le plateau sur la table pour éviter toute catastrophe. «  Ouf… Sumimassen. »

Il s'installa alors sur la banquette à côté du jeune homme et l'observa quelques secondes. Il le trouvait bien trop jeune pour être ici. Mais peut-être était-il un client spécial ? Mais les cocktails… Ils étaient alcoolisés ? Pouvait-il lui servir ? Il prit un des verres et le lui tendit avec un sourire.

«  J'espère que ce cocktail vous plaira… Mais j'ignore s'il y a de l’alcool dedans, alors peut-être ne devriez-vous pas… le boire… enfin c'est… normalement les mineurs ne doivent pas… … » La fin de la phrase était devenue de plus en plus incompréhensible, Yukio bafouillant, pas sûr de ce qu'il racontait, et intimidé par le regard de son client.

Les minutes défilaient et son hôte n'arrivait pas, augmentant l'énervement de Shu qui n'avait pourtant pas besoin de ça. Combien de temps cela prenait-il de récupérer un putain de cocktail et de faire dix mètres ?! Le mec était allé faire l'alcool lui-même ou quoi ?! Le jeune yakuza se leva et commença à faire les cent pas, ce qui, au lieu de le calmer, participa à son agacement.
Aussi quand l'hôte en question arrive enfin, il était bien remonté et l'accueillit d'un regard assassin assorti d'un "Et bah c'est pas trop tôt !" bien senti, avant de le détailler. Qu'est ce que c'était que cette crevette qu'on lui avait refilé ? Qu'est ce que ça faisait en hôte alors que ça avait à peine l'air d'avoir dix-sept ou dix-huit ans ? Et après on se permettait de faire des suppositions sur son âge à cause de sa taille. Cette chose trop adorable pour son propre bien était certes plus grande que lui, mais honnêtement… non c'était pas possible, il allait avoir l'impression de passer la soirée avec un enfant de primaire anormalement grand. Et anormalement maladroit. Shu s'écarta juste à temps pour éviter le liquide qui avait un peu jailli des verres dans le mouvement du garçon. Il avait de justesse empêché leur chute mais pas celle d'un peu du cocktail.

- Et ben comme maladroit vous vous posez-là, lâcha-t-il brusquement une fois le plateau en sécurité sur la table et le jeune homme assis sur la banquette, avant de tendre le bras pour prendre un des verres de cocktails.

Il suspendit son geste en entendant la voix mal assurée du jeune hôte… et soupira lourdement en se pinçant l'arrête du nez, les yeux fermés, en l'entendant insinuer (lui aussi) même si ce n'était pas bien fort, qu'il n'était peut-être pas majeur.

- J'ai 22 ans… se força-t-il à dire avec autant de calme que possible parce que son but n'était pas de terroriser cette petite chose qui semblait aussi peu à l'aise que timide. Je suis donc majeur depuis deux ans et je peux boire ce que je veux, merci. Et malgré votre taille, vous avez l'air plus jeune que moi, donc je serais vous, je la mettrais en veilleuse.

Sur ces mots, il prit vraiment le verre et le vida d'un trait sans faire le moins du monde attention au goût du liquide chatoyant. Bon… Bon bon bon bon bon… Il était là pour se détendre et passer une bonne soirée. Même si ça partait plutôt mal.

- Détendez-vous, je vais pas vous bouffer, soupira-t-il en voyant le garçon continuer à trembler. Je bouffe pas les gens, je suis végétarien, ajouta-t-il dans une tentative d'humour qu'il savait vouée à l'échec d'avance parce qu'il n'avait pas franchement d'humour.

Il remarqua alors la couleur inédite des cheveux et des yeux de son hôte. Un adepte des colorations et des lentilles comme lui ? La constatation lui arracha un sourire qui découvrit ses canines aussi pointues que proéminentes.

Pour sa première soirée en tant qu'hôte, Yukio se dit qu'il n'était peut-être pas si bien tombé. Son client semblait passablement énervé, son ton plutôt acerbe et son regard tueur lorsqu'il arriva le déstabilisèrent bien plus qu'il ne l'aurait pensé. Ce qui le rendit, malheureusement pour lui, extrêmement maladroit, si bien qu'il failli renverser son plateau, lui valant une autre remarque, le paniquant un peu plus encore. S'il continuait ainsi, il ne survivrait pas à cette soirée. Pour couronner le tout, en état de stress, sa maladresse s'étendait aussi à la parole. Conscient qu'il devait essayer d' agrémenter la soirée de son client, il se devait de se montrer avenant et courtois, mais là encore ses paroles furent malheureuses. Ce n'était vraiment pas son soir. D'ailleurs peut-être n'était-il vraiment pas fait pour ce métier.

Dépité par sa propre bêtise, Yukio observa le jeune homme boire son verre, digérant sa nouvelle remarque. 22 ans… ils avaient donc le même âge… Mais il était vrai que lui aussi paraissait souvent plus jeune que son âge. D'un air contrit, il s'inclina pour s'excuser.

« Sumimasen, je n'aurais pas dû supposer ce genre de chose… Peut-être vous serait-il plus agréable de passer la soirée avec quelqu'un d'autre ? … … Ou pas… ? »

‘Tais-toi Yukio tu t'enfonces encore plus baka'… Malgré ses bêtises à répétition, le jeune homme ne semblait pas vouloir le chasser, il semblait même se détendre. Ça rassura quelque peu le jeune hôte qui se détendit un peu lui aussi, même si encore un peu craintif. Il s'empara du second verre qui était vraisemblablement pour lui et le gouta. Le liquide chatoyant était plutôt bon, sucré, avec une touche qu'il ne saurait décrire. Avalant plusieurs gorgées de ce nectar, il sentit ses joues le chauffer un petit peu. Il observa son client et trembla encore un peu en croisant son regard. A l'entente de la phrase du jeune homme il se releva brusquement.

« Oh… Végétarien ? Vous désirez peut-être quelques crudités à picorer ? » Il réalisa alors sa bêtise une nouvelle fois… Et se réinstallant sur la banquette… « C'était une plaisanterie n'est-ce pas ? »

Yukio soupira. D'habitude il n'était pas si idiot que ça, mais il fallait croire que le stress lui avait fait perdre tout sens commun. Le sourire qu'il vit alors sur les lèvres de son voisin le détendit. Il se frotta alors le crâne de sa main et lui fit un petit sourire penaud avant de laisser échapper un rire cristallin.

« Sumimasen… Je crois que ma première soirée en tant qu'hôte ne pouvait pas être plus catastrophique. »

Tout en buvant un peu plus de son verre, il observa encore son client… La lumière se reflétant dans ses yeux renvoyait une couleur bizarre… Grise… Son sourire laissait apparaître des canines trop longues pour être normales. En plus il avait aussi un charme un peu spécial, il venait de le remarquer. Surpris, il s'écria, ravi de rencontrer un être surnaturel.

« Hey… Mais vous êtes un vampire… » Avant de mettre ses mains devant sa bouche. « Oups… Sorry… »

La proposition de choisir un autre hôte que la créature sautillante qui lui faisait face titilla Shu l'espace d'une minute, mais l'envie de voir ce que cette espèce de… lapin géant avait dans le ventre et aussi de l'embêter. Parce que ce genre de personne donnait toujours envie au jeune homme de les taquiner pour les pousser dans leurs retranchements.

- Pourquoi un autre ? Je pense que tu feras très bien l'affaire, petit lapin. Tu as l'air tellement tendre, que ça donne envie de te croquer, dit-il malicieusement en laissant sciemment ses canines proéminentes bien visibles.

Mais il manqua éclater de rire lorsque le petit lapinou face à lui évoqua des crudités, avant de se reprendre. Il lui avait pourtant paru évident qu'il s'agissait d'une plaisanterie, surtout qu'il n'avait aucun humour et que donc son ton aurait du le laisser supposer. Mais dans l'état de stress dans lequel il sentait l'hôte, il était certain que n'importe laquelle de ses paroles ne serait en premier lieu pas perçue de la façon qui convenait. Il manqua de nouveau exploser de rire lorsque son compagnon du moment le qualifia de vampire. Ses dents l'avaient complexé toute son enfance et une partie de son adolescence, mais il avait ensuite compris que couplées à ses yeux rendus gris par les lentilles, elles pouvaient donner un effet saisissant (et très souvent effrayant) et lui faire obtenir ce qu'il voulait de qui il souhaitait.

- Un vampire ? Peut-être bien… Et tu sais de quoi se nourrissent les vampires, petit lapin ?

Tout en parlant, il s'était approché très très près de son compagnon de la soirée, le forçant à reculer contre le dossier du canapé, profitant de cet avantage pour le dominer, ce qui ne lui arrivait jamais avec personne. Il se pencha comme s'il allait le mordre dans le cou… mais s'immobilisa brusquement, toute trace d'amusement soudainement disparue de ses prunelles et soudainement remplacée par une lueur sauvage car il venait de remarquer le bijou qui pendait autour du cou de l'hôte. Un bijou qu'il n'avait plus vu depuis son enfance mais qu'il ne pouvait pas manquer de reconnaitre.

- Où est ce que tu as trouvé ce collier, connard ? demanda-t-il d'un ton dangereusement calme qui aurait alerté n'importe lequel de ses ennemis sur la suite des événements, en l'attrapant par le col pour rapprocher son visage du sien. Selon ta réponse, j'aviserais si je dois te tuer ou pas…

Sa première soirée  en tant qu'hôte allait-elle se terminer à peine commencée ? Bien sûr il préférerait que non, pour prouver qu'il en était capable, mais peut être devait-il s'y résigner. Aussi lorsqu'il proposa à son client de passer la soirée avec un autre hôte, il attendit le verdict avec un petit pincement au cœur. Il s'attendait à devoir aller dire au patron qu'il avait foiré, mais son client en décida autrement. Petit lapin ? C'était lui ça ? Pourtant il n'avait pas sin costume de lapin. Le croquer ? Pourquoi ?

« Mais… J'suis pas comestible… »

Oups encore une phrase idiote qui lui échappa. Il les enchainait ce soir. Mais il ne savait pas comment réagir face au jeune homme. Il restait tellement stoïque et froid, il n'avait pas l'habitude d'être avec ce genre de personnes. En général, les gens autours de lui étaient joyeux, lui souriaient, riaient joyeusement. Mais lui… Il était tout le contraire. Et malgré ce qu'il pensait, lui dire qu'il était un vampire ne l'énerva pas, il sembla même s'en amuser.

Mais alors qu'il lui répondait, le jeune homme s'était rapproché de lui… Bien trop près… Il avait beau avoir essayé de se reculer, il se retrouva coincé par le dossier du canapé. Il sentait même son souffle sur son cou. Troublé le lapinou ? Totalement. Jamais encore il s'était retrouvé si près de quelqu'un, enfin dans ces conditions. Il était tellement perdu qu'encore une fois il répondit une bêtise sans s'en rendre compte. De quoi se nourrissent les vampires ?

« Pas de crudités… »

Il le sentait s'approcher de plus en plus de son cou. Allait-il vraiment le mordre ? Il avala difficilement sa salive, apeuré, incapable de savoir comment réagir. Mais lorsque le ton de son client changea brusquement, un ton terriblement calme mais abominablement froid, son regard terrifiant, Yukio eut froid dans le dos. Mais ce qui le choqua le plus fut la violence de ses paroles.  Connard… Jamais encore il n'avait été appelé ainsi. Et pour quelle raison s'était-il soudain énervé ainsi ? Ce collier qu'il possédait depuis toujours méritait-il de se faire menacer de mort ? Les yeux exorbités, la bouche entrouverte, il peinait à retrouver un souffle normal. Il essaya de lui répondre mais les mots se perdirent dans sa gorge. Après plusieurs tentatives, quelques mots se firent enfin entendre.

« Je… Je l'ai depuis toujours… »

La vision du collier avait replongé Shu des années en arrière, quand, dans son enfance, il faisait les quatre-cent coups avec son meilleur ami Yuya et que tous deux faisaient régner la terreur dans les couloirs de l'école, à raqueter les autres gamins pour avoir l'argent de leur déjeuner, à leur donner des coups sans aucune autre raison que leur désir d'amusement… Les faire pleurer les faisait rire de la même façon et voir la peur dans leurs yeux à leur approche leur procurait un égal sentiment de toute-puissance très agréable. Ils ne se quittaient que lorsque c'était absolument indispensable et se retrouvaient aussi tôt que possible ensuite, bref ils étaient plus que frères et pensaient que les choses seraient toujours comme ça, qu'entre eux c'était à la vie à la mort parce qu'ils avaient mêlé leurs sangs et que ça rendait leur lien indestructible. Oui, c'était ce que pensait Shu. Jusqu'à ce fameux jour de sa huitième année où Yuya avait brusquement disparu. Comme ça, sans un mot, sans une lettre ni un coup de fil. Comme s'ils n'étaient pas frères de sang, comme si aucun lien n'avait jamais existé entre eux. Incapable de croire que son frère l'avait purement et simplement abandonné, Shu passa trois jours et trois nuits à chercher Yuya malgré les remontrances des membres de son clan, bravant sa crainte de l'orage et de l'obscurité. Il l'avait appelé sans fin, à s'en briser la voix, à s'en déchirer les cordes vocales… et était finalement tombé malade. Lorsque sa fièvre était retombée, on lui avait finalement appris que son meilleur ami avait du déménager précipitamment avec ses parents parce que son père avait des problèmes trop important avec d'autres clans. Il fut très affecté de cette perte et son comportement empira alors à la mesure de son chagrin, en même temps que son caractère devenait taciturne et peu expressif.
La dernière fois qu'il avait vu ce collier, c'était au cou de Yuya qui ne le quittait jamais parce que c'était un souvenir de famille qui lui avait été transmis par son grand-père et qu'il y tenait donc comme à la prunelle de ses yeux. Le voir au cou de cet être insignifiant et ridiculement effarouché le rendait à la fois fou de rage et en même temps plein d'avidité concernant d'éventuels renseignements concernant celui qu'il continuait à considérer comme son frère de sang.

- Menteur… fit-il d'une voix sourde lorsque la voix tremblante de l'hôte s'éleva de nouveau après toutes les stupidités dont il l'avait abreuvé depuis le début. T'es qu'un putain de menteur ! s'exclama-t-il en resserrant sa prise sur le col du jeune homme. Ce collier n'est pas à toi ! Il appartient à mon meilleur ami ! Où est ce que tu l'as eu, fils de pute ?! Qui te l'as donné ?! Parles et dis la vérité ou je te ferais regretter d'être né !

A chaque phrase, sa colère latente explosait davantage et il secouait la pauvre créature sans défense tellement fort qu'il entendait ses dents s'entrechoquer, mais il s'en moquait éperdument. S'il pouvait obtenir par la menace et l'intimidation les renseignements qui pourraient le conduire à Yuya, il n'hésiterait pas une seconde à les employer. C'était ce qu'il avait toujours fait et ça fonctionnait, alors pourquoi changer de méthode.

La réponse de Yukio ne semblait vraiment pas plaire au jeune homme qui l'agrippait. C'était pourtant la vérité, bien que son enfance lui semblasse floue, une seule chose lui était certaine, d'aussi loin qu'il se rappelait, il avait toujours eu ce collier autour du coup. Il ne l'enlevait même jamais, que ce soit pour dormir ou même se laver. Pour quelle raison le gardait-il ainsi ? Il ne le savait pas, il ne voulait juste pas l'enlever. Alors pourquoi sa réponse déclencha une telle fureur chez son client ? Pourquoi le traitait-il de menteur ?

« N… Non je ne mens pas… je… je l'ai toujours eu… »

Il essaya de se justifier, de protester, mais il était terrifié par un tel accès de violence et sa voix se faisait faible. La prise du jeune homme sur on col se fit plus forte, commençant à gêner sa respiration. Ses mains l'agrippèrent pour essayer de le faire lâcher prise alors que des perles cristallines coulaient le long de ses joues.

« Yamete… Onegai… Uso ja nai… Itai… »

L'autre le secouait fort à présent, lui faisant mal, alors qu'il était déjà pétrifié par la peur. La violence des mots du jeune homme ainsi que ses menaces le choquaient, jamais personne n'avait agit ainsi avec lui jusqu'à présent. Il se sentait de plus en plus mal, incapable de réagir face à ce qu'il qualifiait dans son esprit de déchaînement de violence.

« Yame…te… Onega…i… »

Il avait voulu tenter une nouvelle fois de lui faire entendre raison, en vain. La peur lui bloquait toute faculté de réflexion et il finit même par perdre connaissance, ses mains lâchant celle de son martyriseur pour tomber mollement à côté de son corps. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne rouvre les yeux, un regard bien plus dur fixant l'autre. Une voix bien moins fluette, malgré le timbre presque similaire, grogna à son encontre d'un ton lourd de menace.

« Pour qui tu te prends connard ? »

Avec une certaine facilité, sans due en partie à la surprise, il lui fit lâcher son col et se releva, l'entrainant avec lui. Sans plus chercher, il avait bien vu que ce gnome avait fait du mal à son petit ange, il lui décocha une droite en pleine mâchoire.

Malgré sa fureur, Shu était intérieurement étonné que ses menaces et son comportement plutôt brutal (même s'il ne l'avait pas du tout frappé contrairement à son habitude) ne changent pas la réponse de la petite créature, qui s'entêtait à répondre que le bijou était à elle. N'importe qui, à sa place, aurait pourtant déjà avoué ce qu'il avait fait et pas fait pour éviter une escalade de violence, mais cette petite chose fragile n'en démordait pas. Cela étant ce n'était pas ça qui allait l'arrêter car Shu en était persuadé, le collier porté par l'hôte appartenait à Yuya. Et son frère de sang lui manquait trop depuis trop longtemps pour que ce monumental indice concernant l'endroit où il pouvait se trouver, puisse lui échapper, aussi affermit-il sa prise sur le col de son vis-à-vis, faisant bredouiller des suppliques à celui-ci et le faisant même pleurer. Mais rien ne pouvait émouvoir le cœur de glace du yakuza et il s'apprêtait à le frapper pour la première fois, lorsque sa victime du moment devint une poupée de chiffon dans ses mains : il s'était carrément évanoui de terreur.

Un peu décontenancé car c'était la première fois que ça se produisait (d'habitude, les gens le suppliaient ou le frappaient), le jeune homme relâcha un peu son emprise sur l'hôte, dont les mains étaient mollement retombées de part et d'autre de son corps. Mais soudain, il rouvrit les yeux et une phrase aussi dure que vulgaire, que lui-même employait régulièrement pour intimider ses adversaires, franchit ses lèvres, complètement différente de toutes les stupidités et bafouillages qui en étaient sorties depuis le début de la soirée. La question rhétorique fut accompagnée d'un formidable coup de poing qui surprit tellement Shu, qu'il en resta un instant figé, incapable de croire que le petit lapin naïf et un peu simplet qui lui tenait compagnie depuis le début de la soirée, ait pu à la fois lui parler sur ce ton et le frapper lui, alors qu'il n'était clairement pas en position de force.

- C'est toi qui te prends pour qui, crevard ?! cracha-t-il une fois revenu de sa surprise, en reprenant le col de jeune homme pour répondre à son coup par un autre en plein visage et, pour faire bonne mesure, un second dans l'estomac. Tu te crois en position de faire le malin ?! Je t'ai dis de pas me mentir à propos de ce collier ! Il appartient à Yuya, pas à toi ! Alors une fois encore, dis-moi où tu l'as volé sinon ça va mal se passer !

Le yakuza était conscient que si la bagarre se poursuivait d'une quelconque manière, il y avait de fortes chances que le bruit attire d'autres employés et qu'il se fasse jeter dehors avec interdiction d'y remettre les pieds, ce qui ruinerait ses chances d'apprendre où se trouvait Yuya… mais il fallait qu'il tente la sienne s'il y avait même une minuscule chance d'obtenir cette précieuse information.

Yuya n'était pas apparu depuis longtemps à la place du petit ange et ce sentiment de liberté enfin retrouvée, même s'il savait qu'elle serait éphémère, le grisait. Dommage qu'il ait fallu que ce soit à cause de ce gnome qu'il soit là. Pourquoi s'en était-il pris à Yukio ? Pour une histoire de collier à la con ? Ce collier que Yukio avait toujours eu vu qu'il était à lui avant. Ce gnome l'énervait mais il avait au moins le mérite de lui permettre de se défouler. Et il semblait bien savoir se battre vu les coups rendus. Ouille… Ce coup sur le visage lui coupa la lèvre, et celui dans l'estomac le plia quelques instants. Mais il se releva rapidement, un sourire sadique au coin des lèvres, malgré la petite douleur de la lèvre fendue.

« Ferme ta gueule nimbus… » Il se dégagea facilement et le frappa une nouvelle fois. « Si le p'tit ange dit que c'est le sien, c’est que c'est vraiment le sien, ‘spece de p'tit con ! »

Aaaah que ça faisait du bien de se sentir libre, et en plus avec le gnome qui le cherchait, il allait pouvoir bien se défouler. On dirait un gamin à qui on aurait piqué un bonbon… Pathétique… Tout ça pour un collier… Oser traiter le petit ange de voleur, cet être si pur et adorable, le malmener en proférant de telles inepties… Habituellement, il ne parlait pas de Yukio à la troisième personne, pour ne pas trahir le secret de son existence, mais pour une fois, ça lui avait échappé. Cette fois-ci, ce fut Yuya qui attrapa le nimbus par le col en approchant son visage du sien, avant de lui parler d'un ton menaçant.

« Ecoute moi bien sale gnome. Tu retouches au petit ange ou tu le retraites de voleur, et c'est pour toi que ça va mal se faire. Pigé ? Et tu lui veux quoi à ce fameux Yuya, hein ? »

Bien sûr il avait bien entendu l'autre gars dire son prénom, prénom qu'il n'avait plus entendu depuis plus de 10 ans ? Qui pourrait parler de lui comme ça ? Il n'existait plus depuis tant de temps que ce gnome devait parler de quelqu'un d'autre. Mais pourquoi cette coïncidence ?

Un nouveau coup vint de nouveau cueillir Shu à l'estomac, ponctuant des paroles aussi pleines de colère que l'étaient les siennes peu auparavant et surtout bien plus étranges, ce qui fit s'évanouir sa propre colère. Ce gars méga chelou parlait de lui à la troisième personne d'un coup ? Il était schizo ? Le voilà bien.

- Le p'tit ange ? Le sien ? T'as un problème psychologique nan ? Il n'y a que ceux qui ne sont pas tout seuls dans leur tête qui parlent d'eux à la troisième personne, tu es au courant ? Et ne me traite plus jamais de nimbus ou ça va vraiment mal se mettre. Je t'ai déjà frappé, ça ne me pose aucun problème de recommencer. Quant à ce que je veux à Yuya, ça ne concerne que mon meilleur ami et moi, personne d'autre. Ce collier… c'est mon seul lien avec lui.

Voilà qu'il se mettait à raconter sa vie à un hôte chétif qu'il connaissait à peine et était le jouet d'un dédoublement de personnalité inquiétant.

- C'est pour ça que je ne peux pas croire que ce collier dont il m'a répété tant de fois qu'il était absolument unique, soit depuis toujours à ce garçon que je n'avais jamais vu avant ce soir.

Agacé à la fois de parler et en même temps de ne pas obtenir de réponse à ses questions, Shu s'écarta de son très étrange interlocuteur et le fixa en plissant les yeux.

- D'ailleurs, en quoi ça peut bien t'intéresser de savoir ce que je veux à Yuya ? En quoi ça te concerne, monsieur le schizo ?

Et voilà que l'autre nimbus se foutait de lui en plus. Il était au courant qu’il avait un problème psychologique… Sans ça, soit lui, soit le petit ange, un des deux n'existerait pas… c'était pour ça qu'habituellement il ne parlait jamais du petit ange comme ça, comme une personne différente, pour éviter ce genre de réaction de la part des autres.

« En quoi ça te regarde connard mon état psychologique… » Grogna Yuya avec colère. « comme si j'avais peur de tes coups de fillette… Même pas mal. Gnome tu préfères à Nimbus ? »

Et l'autre continuait encore à parler de ce fameux Yuya. Mais qu'il arrête avec ça bordel… Ca faisait plus de dix ans qu'il n'existait plus. En plus vu qu'il parlait du collier, il ne devait pas parler d'un autre Yuya, ce serait une coïncidence trop grosse. Mais pourquoi ? Maintenant il était Yukio… Plus Yuya… Il n'avait plus de place à lui. Cette constatation fit grimper d'un niveau la colère qui grondait en lui. Il repoussa avec force le nimbus qui se trouvait face à lui. D'une voix sourde, chargée d'une sorte de douleur et de colère, il reprit la parole.

« Qu'est-ce tu lui veux à Yuya ? Il n'existe plus ! Ferme la ! Et même s'il existait encore, qu'est-ce qu'il en aurait à foutre d'un imbécile comme toi ?! Et arrête de nous prendre la tête avec ce putain de collier !!! C'est qu'une breloque de pacotille ! Mais si tu y touches je t'explose la face… Pigé ? »

A croire que la simple présence du gnome lui mettait le cerveau en court-bouillon. Il sentait des souvenirs si lointain remonter, il les avait pourtant si bien enfouis, loin sous la conscience de Yukio. S'ils revenaient, Yukio pourrait disparaitre, et ça, il ne l'accepterait jamais.

Décidément, ce type était plus que bizarre et en plus, Shu commençait vraiment à en avoir marre de se faire insulter à propos de sa taille. Il n'avait jamais pu le supporter, même quand il était petit et ça, Yuya le savait. En tant que frères de sang, ils savaient tout l'un de l'autre et ne se cachaient rien. Depuis sa disparition, il n'avait plus jamais retrouvé quiconque comme lui, il n'avait personne à qui il aurait pu faire confiance à ce point et il restait donc seul. Raison de sa présence dans les clubs d'hôtes soir après soir. D'ordinaire il aimait se battre, il aimait les personnes qui avaient de la répartie, mais pour cette soirée… il en avait sa claque. A la base, il était simplement venu se détendre. Là, c'était raté et en plus c'était intégralement sa faute. S'il voulait sauver ce qui restait de la soirée, il devait non seulement se calmer, mais mettre de côté cette histoire de collier. Il aviserait quoi faire plus tard. Peut-être qu'il demanderait leur aide à ceux du clan…
Un soupir lui échappa et il lâcha son interlocuteur, abandonnant la lutte.

- Ecoute mec… je voudrais juste passer une bonne soirée si c'est encore possible, alors… si je promets de ne plus agresser la crevette, tu peux le laisser revenir ? Je pense qu'on arrivera pas à se parler sans s'écharper toi et moi alors… autant que je reste avec lui.

Bon, il disait ça, mais en réalité, il n'avait pas la moindre idée si c'était possible ou non. C'était la première fois qu'il rencontrait un schizophrène, alors il ne savait pas comment ça fonctionnait. Est-ce qu'il y avait un genre de bouton invisible qui désactivait et réactivait les personnalités selon les circonstances ? Est-ce que le simple fait de se calmer ou de s'énerver faisait venir l'une ou l'autre ? Peu importait après tout, mais s'il était encore possible de sauver sa soirée… il était même prêt à devenir un agneau avec ce garçon infantile.

Sans savoir pourquoi, la présence de cet homme rendait Yuya très nerveux, trop même. Il avait certes agressé le petit ange, mais c'était la première fois qu'il s'énervait comme ça contre quelqu'un. Il en avait conscience, mais comme l'autre ne semblait pas se calmer non plus, il s'emballait encore plus. Il se sentait prêt à se battre contre le gnome, sans réelle raison, il n'était plus ce garnement qui se battait juste pour imposer sa loi avec son pote dans le quartier. Ce Yuya là était mort depuis longtemps. Alors pourquoi ?

Il allait encore répliquer lorsque son adversaire se calma brusquement, lui parlant avec calme. Il était là pour passer une bonne soirée, et ouais pour le coup c'était plutôt loupé. Pour le coup, Yuya se calma lui aussi brusquement, se sentant soudainement terriblement con de s'être énervé ainsi. Il voulait reparler au petit ange, il ne voulait plus de lui… Mais il ne se réveillait pas sur demande, comme ça, et puis lui aimerait profiter un peu plus de sa liberté… Pfff pour une fois qu'il se réveillait, i avait tout gâché. En soupirant, il se laissa tomber sur la banquette.

« Gomen… Je suis désolé d'avoir gâché la soirée… C'est… Je me suis laissé emporter… C'est que… Ca m'a tellement surpris… d'entendre ce prénom… Yuya… Ca fait tellement longtemps… Enfin… Désolé, je ne sais pas comment faire revenir Yukio sur demande, il va falloir se contenter de moi… ou demander quelqu'un d'autre… »

Yuya se sentait con, et triste, et nostalgique. Sa vie d'avant lui manquait parfois, lui qui n'existait plus… Et ce soir, tant de souvenirs lui revenaient, que ces sentiments étaient plus présents qu'habituellement. Un nouveau soupir lui échappa.

Shu était sûr que son interlocuteur allait repartir en live, lui relancer des joyeusetés à la figure et remettre sur le tapis le sujet épineux de sa taille… mais à sa grande surprise, lui aussi se calma et plus, il s'excusa. Loin de s'attendre à ça étant donné la façon dont les choses avaient commencé, il s'apprêtait à répondre, mais les mots moururent dans sa bouche en entendant parler son interlocuteur. "Ca m'a surpris d'entendre ce prénom" ? "Ca fait tellement longtemps" ? Et ce regard triste… est ce que par hasard… ? Non, c'était impossible. Et pourtant entre ça et l'affaire du collier… C'était sûrement parfaitement idiot et il regretterait certainement d'avoir eu le moindre espoir, mais il fallait qu'il en ait le cœur net.

- Yu… Yuya c'est… c'est toi ? balbutia-t-il, incertain. C'est… Je suis Shu. Ton ami d'enfance, ton frère de sang, Shibasaki Shurinosuke.

C'était complètement stupide mais son cœur battait comme un fou dans sa poitrine, au point qu'il craignait presque qu'il en sorte et l'appréhension emplissait sa gorge d'une boule. Il plaçait trop d'espoir dans cette réponse. Comment serait-il rationnellement possible que Yuya se trouve là, prisonnier de ce corps et caché par la personnalité de la crevette larmoyante ? A moins que… que pour une raison qu'il ne comprenait ni ne pouvait envisager… la crevette SOIT Yuya.
Il se rapprocha donc très très près de lui, essayant de discerner dans ses yeux la présence de l'âme de Yuya, mais peine perdue, il ne voyait rien alors il ne pouvait qu'attendre. Attendre et espérer… même si ça signifiait qu'il ne pourrait toujours parler à son ami qu'en maltraitant la crevette. Et le jeune yakuza n'était pas exactement à l'aise avec cette idée, d'autant qu'il n'avait pas pour habitude de s'en prendre à plus faible que lui. Enfin... pas sans une excellente raison.

Yuya sentait une vague de sentiments qui tentait de le submerger. Nostalgie, tristesse, doute, souvenirs, envie… Tant de choses qu'il n'avait pas ressenties depuis longtemps. Personne ne se rappelait de lui, il n'existait plus que dans un recoin de l'inconscient d'un petit être pur et innocent, qui n'avait aucune idée de sa présence. Alors comment son « client » du soir pouvait-il le connaître ? Ca ne pouvait être qu’une coïncidence. Ce prénom qu'il avait prononcé était tellement commun au Japon qu'il parlait forcément d'un autre.

Ses souvenirs de sa vie d'avant étaient de plus en plus flous avec le temps qui passait. Certains restaient vivaces, comme ce qu'il s'était passé le soir où ses parents sont morts, son dernier souvenir, avant de plonger dans un état catatonique et que le petit ange émerge. Toute l'horreur de la scène lui revenait parfois, dans ces moments, il s'efforçait de réveiller Yukio, pour ainsi ne plus y penser. Pour les autres souvenirs, c'était un peu aléatoire, ils devenaient plus nets par moment, avant de retourner dans le flou. Mais un nom lui revenait plus nettement, un nom qui lui était cher, ce nom qui lui échappa.

« Shuriken… »

Ses yeux, perdus dans les souvenirs, firent le point pour observer ce jeune homme qui était si proche de lui tout à coup. D'autres images vinrent se superposer à lui, celles d’un petit garçon avec qui il faisait les quatre cents coups, les pires bêtises qu’ils auraient pu faire. L'insouciance de l'enfance. Un rire lui échappa.

« T'as pas changé… Dire que j'étais plus petit que toi… T'as pas mangé assez de soupe ? »

D'une main, il vint ébouriffer les cheveux devenus argentés du jeune homme.

Les secondes s'écoulaient comme une éternité, au point que Shu crut que la crevette était revenue et qu'il tremblait de nouveau devant lui, lorsqu'un mot franchit les lèvres de son interlocuteur. Un nom en fait. Son surnom depuis l'enfance. Shuriken. Un surnom que la crevette qu'il avait rencontré pour la première fois ce soir ne pouvait pas connaitre. C'était donc qu'il ne s'était pas trompé et parlait donc à Yuya. Impression confirmée lorsque son interlocuteur prit la parole en lui ébouriffant les cheveux. Venant de n'importe qui d'autre, l'allusion à sa taille l'aurait de nouveau mis en rage, mais en l'occurence, celui qui le chambrait était son ami d'enfance. Shu ne comprenait pas comment c'était possible car son ami n'avait jamais été schizophrène mais il était indéniable que deux personnalités bien distinctes et même complètement opposées habitaient le corps frêle de l'hôte.

- Tu peux parler, se décida-t-il à répliquer. Tu étais plutôt costaud quand on était enfants, comment ça se fait que tu sois devenu une crevette ? Ou plutôt, pourquoi tu... pourquoi tu... Yuya qu'est ce qui s'est passé ? Pourquoi tu as brutalement disparu ? Où étais-tu ? Qu'as tu fais toutes ces années ? Pourquoi vous êtes deux dans ce corps ? Comment faire pour que tu revienne pour de bon ? Tu m'as tellement manqué. J'ai passé des semaines à te chercher partout, pourquoi tu ne m'as jamais contacté ?

A présent qu'il était certain de l'identité de son interlocuteur, plus rien ne pouvait endiguer le flot des questions que le jeune yakuza se posait depuis l'enfance à propos de la disparition soudaine de son frère de sang. Lui qui n'avait jamais eu sa langue dans sa poche devenait soudain encore plus volubile. Il voulait tout savoir et en détails encore. Il en avait le droit. Il l'avait mérité après tout ce temps sans la moindre nouvelle.

Yuya attendait avec appréhension la réaction de son ami. Avoir une telle confirmation devrait être impossible. Comment expliquer qu'une petite teigne forte et hargneuse était devenue la deuxième personnalité d'une crevette douce, pure, innocente, adorable ? C'était sûr que les questions allaient fuser, et Shuriken n'y manqua pas, le nombre de questions qu'ils posa en quelques secondes était impressionnant. Yuya ne put s'empêcher de rire devant ce flot de questions, avant de s'arrêter pour réfléchir. Comment lui expliquer tout ça ?

« Hahaha… Comment veux-tu que je réponde à tout en même temps ? » Commença-t-il avant de reprendre. « Hum… Comment dire… Quand j'ai disparu c'est parce que… Je suis mort… Pourrait-on dire… »

C'était ça en fait, il était mort ce jour là, en même temps que ses parents, il a cessé d'exister tout du moins. Comment expliquer mieux que ça ? Mais en parler fit soudain remonter une vague de souvenirs douloureux, une mine sombre voila son regard.

« Oui, je suis mort ce soir là … Le soir où mes parents ont été assassinés et où j'ai été laissé pour mort… Depuis ce jour le petit ange a pris ma place… Je n'existe plus que pour le protéger… Il est tellement innocent et fragile, je dois veiller sur lui… »

Un sourire triste trônait à présent sur les lèvres de Yuya, oui il n'existait plus que pour veiller sur Yukio.

Lorsque son ami donna l'explication tant attendue, Shu n'en crut pas ses oreilles et resta fige. Ou pour être précis, il crut d'abord à une étrange plaisanterie de sa part et commença à lever le bras pour donner un coup de poibt amical dans l'épaule de son interlocuteur... mais son bras retomba en constatant que celui-ci était parfaitement sérieux.

- Attends... quand tu dis que tu es mort... tu... ne parles pas dans le sens littéral n'est ce pas ? Non bien sûr sinon tu ne serais pas devant moi... mais qu'est ce que c'est que cette histoire d'assassinat ? Je ne suis au courant de rien. Et je ne comprends pas pourquoi la crevette t'as remplacé, ca n'a aucun sens... Et il sait que tu es là, dans ce corps ? Que tu le protège comme tu dis ?

Le jeune yakuza avait conscience de noyer son ami sous les questions, mais la situation était digne d'un drama fantastique pour le moins. De fait, s'il n'avait pas été témoin des changements de personnalité de son interlocuteur et si ses mots ne lui avaient pas fait comprendre à qui il s'adressait en réalité, Shu, qui était très cartésien, aurait refusé de croire cette histoire sans queue ni tête... pourtant il croyait tout. Parce que malgré l'impossibilité de la situation, Yuya était là, en filigrane derrière la crevette. Et il voulait comprendre. Tout comprendre. Où ? Quand ? Pourquoi ? Comment ? Aucun détail ne devait lui échapper et alors peut-être qu'il pourrait les aider. La crevette et Yuya.

- Comprends-moi bien Yu', reprit-il en reprenant sa vieille habitude d'abréger son prénom. Ce n'est pas de la simple curiosité concernant ce qui t'es arrivé même si j'ai réellement envie de savoir. Mais surtout je veux vous aider tous les deux, tu vois ? (Il rit un peu) Un yakuza qui veut venir en aide à autrui, ça doit paraitre bizarre... mais bon je n'ai jamais été un yakuza dans le sens strict du terme. Leurs valeurs et les miennes sont différentes. Pour parler comme une réplique de film "je suis entré dans ce monde pour le changer".

C'était bien normal que Shu ne comprenne pas la situation, Yuya avait un peu trop résumé, mais déjà il semblait le croire. Pourtant c'était une histoire si bizarre qu'il aurait pu éclater de rire en lui demandant d'arrêter de se foutre de sa tronche. Mais il était là, à demander des précisions sur ce qu'il avait dit. Devait-il tout raconter ? Ces souvenirs horribles qu'il aimerait oublier mais qui restaient ancrés dans sa mémoire ?

« Tu te souviens que mes parents se faisaient passer pour des yakuzas pour racketter les gens du quartier… Apparemment certains vrais yakuzas n'ont pas apprécié, et ils sont venus les buter… C'était un vrai massacre, du sang partout et tout… Ils ont essayé de me tuer aussi… mais ils m'ont loupé, ils m’ont laissé pour mort et je me suis réveillé plusieurs heure après, au milieu des cadavres et du sang… Après c'est les trou noir… Je me suis réveillé quelques années après, un jour où le petit ange se faisait agresser… C'est là que j'ai compris que j’étais mort ce jour là et qu'il avait pris ma place… Et non… Il ne sait pas que j'existe… »

Ca lui faisait vraiment bizarre à Yuya de raconter ça à quelqu'un, surtout quelqu'un susceptible de le croire. C'était tellement invraisemblable comme histoire que n'importe qui d'autre se moquerait de lui ou penserait que lui-même raconte des conneries. Mais Shuriken semblait le croire, vraiment, il semblait vouloir les aider. Et il était devenu yakuza, bien que ce soit logique vu sa famille, Yuya pensait qu'il aurait pu prendre un autre chemin.

« Donc tu es devenu yakuza au final… Tu crois que c'est quelqu'un de ton clan qui a pu… Tu sais… Mes parents… ? » Il n'avait jamais su qui avait voulu les faire disparaitre. Mais c'était il y a tellement longtemps à présent, qu'il ne devait plus y penser, c'était dans une autre vie. « Toi… Yakuza… haha je m'en doutais que tu devais être un yakuza spécial…. Déjà gamin tu avais des idées bien arrêtées haha. » Il rigola un petit moment avant de se reprendre. « Je ne sais pas comment tu pourrais nous aider Yukio et moi… Je ne sais même pas comment on peut exister tous les deux… C'est tellement bizarre par moment. »

Tout en fixant son interlocuteur qui lui racontait son histoire, Shu tentait de retrouver dans le visage, inconnu jusqu'à aujourd'hui, de l'hôte, quelque chose de son meilleur ami mais en vain. Il avait du mal à croire l'histoire invraisemblable, mais il n'avait aucune raison de lui mentir alors il ne pouvait qu'ajouter foi à ses dires. Il n'arrivait pourtant pas à comprendre comment Yuya avait réussi à survivre à une attaque qui avait tué ses parents, ni comment son esprit avait pu s'endormir et ne se réveiller que des années plus tard. Etait-ce le choc psychologique d'avoir subi l'agression et d'avoir vu sa famille mourir sous ses yeux qui avait endormi Yuya au profit de l'innocent et fragile Yukio ? Shu n'y connaissait rien en psychologie, mais il supposait que c'était possible. En tout cas, dans les romans, les manga et les films, c'était possible alors si autant de supports en parlaient, il pouvait supposer qu'il y avait au moins un fond de vérité. Mais il n'aurait jamais pensé rencontrer un jour quelqu'un qui serait dans ce cas. Et savoir que ce quelqu'un était son meilleur ami le perturbait légèrement.
Sortant de ses pensées, le jeune homme se décida à répondre à son ami.

- Honnêtement je ne pense pas. J'étais jeune à l'époque donc je doute que qui que ce soit m'aurait mis au courant même si c'était le cas, mais ce n'est pas le genre des membres du clan. Certes nous sommes des Yakuza, mais nous avons malgré tout une certaine éthique, des principes… Et massacrer une famille entière, enfant compris –même si tu as survécu en définitive- pour faire payer les erreurs n'est pas dans nos habitudes. A mon avis… leurs agissements ont plutôt du déplaire à l'un des gros clans de la ville, donc ou les Yoshita ou les Ryuketsu, dit-il avant d'ajouter : Quant à moi… si je devais paraphraser un film, je dirais "je suis entré dans la mafia pour la changer", si tu vois ce que je veux dire.

Il resta silencieux un instant, puis reprit avec une volonté inébranlable :
- Ecoute, je vais chercher un moyen pour que vous puissiez exister tous les deux. Je vais éplucher tous les livres, tous les sites possibles jusqu'à ce que je trouve, je te donne ma parole. Je ne vous laisserais tomber ni l'un ni l'autre.

Revoir son ami d'enfance était tellement étrange pour Yuya, lui qui n'existait plus depuis dix ans. Ça faisait remonter une foule de souvenirs en lui, des choses qu'il avait oubliées, des choses joyeuses ou tristes, trop de choses qu'il en était submergé et avait du mal à rester concentré. Pourtant il suivait la conversation comme il pouvait alors que Shuriken lui expliquait que ce qui leur était arrivé ne pouvait être le fait de son clan. Cette certitude le rassura un peu. Comment aurait-il réagi s'il avait appris que c'était la famille de son frère de sang qui avait voulu le tuer ?

« Tu as sans doute raison… Je ne connais pas trop ces clans… alors je ne peux que te croire sur parole. »

Exister tous les deux… Serait-ce possible ? Que Yuya ait sa propre vie sans que Yukio n'ait à disparaître ? Y aurait-il un tel moyen ? Cette possibilité serait tellement inespérée pour lui, lui qui n'avait plus de vie, pourrait-il en retrouver une ?

« Tu crois que ce serait possible ? Qu'on puisse exister tous les deux je veux dire… Enfin je veux dire… j'aimerais avoir ma vie à moi…. Mais je ne veux pas que le petit ange disparaisse… C'est compliqué… Tu… Itai… »

Yuya s'interrompit au milieu de sa phrase quand un mal de tête aussi soudain que violent l'assomma quelques secondes avant de se dissiper.

Shu savait qu'en disant ce genre de chose sans aucune certitude de quoi que ce soit, il prenait le risque de ne réussir à rien et que la confiance que Yuya semblait encore avoir en lui, risquait de s'évanouir en fumée... mais comment aurait-il pu rester silencieux face à l'évidente détresse de son frère de sang, face à celle, latente, de ce Yukio dont il partageait le corps ?
Il s'apprêtait à dire autre chose, quand il se rendit compte que son ami venait de s'interrompre brutalement. Son instinct lui disant qu'il allait de nouveau perdre Yuya au profit de Yukio, il attrapa le col de son interlocuteur et le secoua un peu.

- Yuya ! Reste avec moi Yuya ! Ne pars pas déjà ! s'exclama-t-il.

Il venait à peine de le retrouver et ils n'avaient échangé que quelques phrases, il ne pouvait pas déjà partir.

- YUYA !

Cette douleur fulgurante l'avait à moitié assommé et il se doutait qu’il allait devoir redonner la place au petit ange. Mais c'était différent des autres fois, il n'avait pas si mal habituellement. Peut-être était-ce dû à sa rencontre avec son frère de sang ? La douleur revint, plus forte encore, alors que Shu tentait de le retenir.

« Gomen… Shu… »

Gardant difficilement conscience, ne voulant pas de nouveau disparaitre, Yuya finit par s'évanouir. Quelques instants plus tard, ses yeux se rouvrirent, un air perdu sur le visage. Papillonnant quelques secondes, il lui fallut quelques instants pour se rappeler où il se trouvait. Un souvenir lui revient, il était au club avec un client, un client qu'il avait visiblement énervé sans savoir pourquoi. Alors si en plus il avait eu une absence… ça allait être sa fête.

« Ano… Gomen nasai… Je… Je ne sais pas ce qu'il s'est passé… J'ai dû avoir… Une absence… »

Les derniers mots de Yuya sonnèrent aux oreilles de Shu comme le retour de Yukio, alors le jeune homme ne fut pas surprit quand la petite voix de l'hôte prit le relais de celle, plus assurée, de son ami d'enfance. Il savait maintenant comment faire venir Yuya à volonté... mais sachant ce qu'il savait désormais, il ne se voyait pas brutaliser le garçon innocent qui lui faisait face et ne soupçonnait même pas l'existence de cet autre lui-même.
Il retint un soupir devant les nouveaux balbutiements et répondit :

- T'excuse pas, ça a pas d'importance. Désolé d'avoir été brutal tout à l'heure, tu ressemble énormément à mon ami d'enfance auquel je tenais beaucoup et j'ai un peu perdu la tête. Si on buvait un coup ? Je pense qu'après tout ça on en a autant besoin l'un que l'autre.

Et tout en sachant que ce n'était normalement pas à lui de le faire, il entreprit de leur verser à tous les deux un plein verre d'alcool et il vida le sien d'un trait sans attendre.